Oligarque russe déchu, MikhaïlKhodorkovskifait appel, ce 14 septembre, de sa condamnation à neuf ans de prison prononcée en mai par un tribunal moscovite. Qu'une presse russe aux mains du pouvoir s'en soit félicitée pour complaire à une opinion chauffée à blanc et affamée ne surprend pas. Malheureusement, en France, et même en Europe, il règne sur cette affaire un silence gêné parmi ceux qui, ailleurs et habituellement, font profession de dénoncer les atteintes aux droits de l'homme.
La personnalité du principal accusé n'est, bien sûr, pas étrangère à la circonspection polie avec laquelle on a traité en Occident le procès Ioukos [géant pétrolier dirigé par Khodorkovski, partiellement démantelé depuis]. On eût aimé le condamné moins riche, avec un itinéraire plus clair, doué d'une personnalité plus "pure". Il n'empêche que, si l'on est attentif à la liberté des individus et, plus prosaïquement, à la sauvegarde de la démocratie en Russie, cet homme doit être défendu.
C'est précisément parce qu'il n'est ni un saint ni un innocent, qu'il a les mains sales, que son procès constitue un cas pour les droits de l'homme. En cette matière, on ne saurait admettre de canons qui, distinguant les "bons" damnés des "mauvais" nantis, nous condamneraient à une indignation sélective.
On peut émettre des réserves sur l'homme, réprouver la manière dont il a accaparé en quelques années 15 milliards de dollars. N'est-il pas devenu propriétaire de son ancienne compagnie en participant à la scandaleuse braderie des biens de l'Etat, pudiquement appelée "prêts contre actions", en 1995 ?
N'a-t-il pas financé, en 1996, avec quelques autres, la première guerre en Tchétchénie ? Ne s'est-il pas soustrait frauduleusement à ses créanciers pour échapper à la crise de 1998 ? Mikhaïl Khodorkovski a commis ces forfaits et, sans doute, d'autres dont nous ignorons tout.
Mais il faut le défendre, d'abord parce que, oligarque ou non, déchu ou pas, il a été condamné au terme d'une procédure inique sans fondement légal et motivée par des mobiles politiques. Il n'est pas d'observateur international et ce, jusqu'à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe qui n'ait dénoncé les multiples abus dans cette affaire : des témoins de la défense écartés, d'autres emprisonnés, les cabinets des défenseurs arbitrairement saisis et, pour conclure, les attendus de la condamnation qui sont la reproduction fautes d'orthographes comprises de l'acte d'accusation.
On s'attardera encore sur les charges retenues contre Khodorkovski et son coaccusé : l'"appartenance à une organisation criminelle" dont aucune preuve n'a jamais été rapportée, ou l'emploi de montages fiscaux soi-disant frauduleux. Des entreprises proches du pouvoir n'en ont jamais été avares, dans des proportions plus importantes, sans être jamais inquiétées.
Mais il faut aussi le défendre parce que, au-delà de sa condition individuelle, se jouent des enjeux bien plus importants. Au cœur de cette affaire, un formidable pillage d'Etat, qualifié d'"arnaque de l'année" par le propre conseiller économique de Vladimir Poutine, est orchestré. Celle-ci a permis au pouvoir de se réapproprier l'essentiel de la production pétrolière nationale.
Car, au terme d'une vente aux enchères truquée, la société Iouganskneftegaz, principal actif de Ioukos, a été cédée à vil prix à une filiale prête-nom du groupe public Rosneft, dont le président, Igor Setchine, n'est autre que... le chef adjoint de l'administration moscovite.
En redistribuant à l'Etat et à des proches des ressources en hydrocarbures tant convoitées, non seulement le Kremlin a éliminé un rival potentiel, mais il s'est aussi soustrait à toute éventuelle critique internationale au sujet de sa politique.
Il faut, surtout, défendre Khodorkovski parce qu'il est un prisonnier politique, l'un des plus importants, si ce n'est le plus important actuellement en détention en Russie. En vérité, le "crime" de cet homme est d'avoir financé, à travers sa fondation Russie ouverte, des formations politiques rivales de Vladimir Poutine, d'avoir créé un institut visant à l'avènement d'une nouvelle génération de leaders et de s'être offert un journal dont les positions ne sont pas celles du maître du Kremlin.
Tous les contes ont une part sombre : celle de Khodorkovski est bien connue. Mais, n'oublions pas sa face glorieuse : il avait le choix entre l'exil et la prison ; il a préféré être un prisonnier politique russe plutôt qu'un milliardaire exilé. Depuis sa geôle, il se revendique "simple citoyen de la Fédération de Russie" , écrit sur la crise du libéralisme dans son pays et affronte ses juges en se comparant aux décembristes, ces officiers russes qui avaient échoué à renverser le tsar, Nicolas Ier, en 1825.
Le procès, la prison, l'évolution politique ont accouché d'une nouvelle donne : en Russie, aujourd'hui, soutenir Khodorkovski, c'est s'opposer à Poutine. On peut toujours penser qu'il n'est pas Mandela, que sa cellule n'a rien du goulag et que Poutine, dans l'échelle des réprobations convenues, est derrière Bush. Cela ne saurait éluder le fait que la condamnation de Khodorkovski par le tribunal Mechtchanski de Moscou est une injustice, qui regarde l'Europe et le monde.
La Russie de Poutine est un Etat qui truque les suffrages électoraux en Ukraine et mène une guerre injuste en Tchétchénie. Ce pays est aux mains d'une élite issue du KGB, les siloviki, qui fait usage de méthodes arbitraires en se servant des apparences de la démocratie. Dès lors, il n'est pas surprenant qu'une justice capable de condamner Khodorkovski à neuf ans de réclusion pour de prétendus délits économiques relaxe, en avril 2004, le capitaine Edouard Oulman et ses hommes, qui ont exécuté sommairement six civils tchétchènes en janvier 2002.
Il faut défendre Khodorkovski, car notre indignation ne saurait avoir de frontières. Il le faut pour toutes les raisons évoquées ici et dont chacune, prise isolément, suffit amplement. Il faut le défendre, en définitive, parce que même si le retournement est saisissant, le fait est là : du sort de cet homme dépend largement l'arrêt de la dérive autoritaire qui se joue en Russie.
Sur ce point, il serait paradoxal d'être dubitatif à Paris, quand, de Garry Kasparov à Helena Bonner, on en est convaincu à Moscou.
(
Le Monde, 14.09.2005)